Par Julia Metzinger, orthophoniste – Speech-Language Pathologist, et Thomas Vivien, fondateur de The Garden Academy

 

Aujourd’hui, on considère qu’environ 60% de la population mondiale parle plus d’une langue. Dans ce pourcentage, nombreux sont les parents qui ont des enfants évoluant dans un contexte bilingue ou plurilingue. En plus de faire face aux questionnements généraux liés à la parentalité, ces parents sont aussi confrontés aux questions spécifiques du bilinguisme et du plurilinguisme.

Dans cet article nous allons traiter des questionnements fréquemment abordés par les parents d’enfants évoluant en situation de bilinguisme et de plurilinguisme. Mais avant cela, nous aimerions revenir sur la notion même de bilinguisme.

 

Qu’est-ce que le bilinguisme ?

À ce jour, il n’y a pas de consensus qui permettrait de donner une définition unique du bilinguisme. Alors que pour certains être bilingues signifie maitriser deux langues parfaitement comme un natif (Bloomfield, 1953), d’autres définissent l’individu bilingue comme étant capable de produire pour la première fois des énoncés complets et fluides dans l’autre langue (Haugen, 1953), ou encore comme étant une personne qui a besoin et utilise deux ou plusieurs langues dans sa vie au quotidien (Grosjean, 2010).

Finalement, le bilinguisme se situe sur un continuum allant d’un degré de compétence minimum à suffisant pour fonctionner dans un environnement jusqu’à la maitrise de deux langues dans différents environnements (Nader, 2022).

Enfin, nous utiliserons le terme bilingue pour parler des individus bilingues et plurilingues.

Est-il nécessaire d’appliquer une méthode en particulier pour permettre à l’enfant de développer plusieurs langues ?

Oui et non. Il existe des méthodes qui peuvent s’appliquer à certaines familles. Si la méthode choisie fonctionne pour la famille et qu’elle bénéficie des avantages du bilinguisme ou du plurilinguisme, c’est une vraie chance ! Toutefois, ce n’est pas toujours aussi simple d’implémenter une méthode stricte, car chaque famille est unique et aura des besoins spécifiques. Ainsi, il peut être plus judicieux de se baser d’une part sur les besoins de la famille – à savoir l’objectif d’exposer l’enfant à plusieurs langues – et d’autre part, sur les éléments fondamentaux qui vont lui permettre de développer plus d’une langue. Enfin, la méthode devra être basée sur les caractéristiques propres de la famille.

Premièrement, il est important de faire le point sur l’objectif du bilinguisme ou plurilinguisme. Pourquoi devenir bilingue ? Est-ce dans un but strictement académique ou fonctionnel, pour être en mesure de communiquer avec la famille proche ou éloignée, pour transmettre sa culture et ses origines ? Les stratégies à mettre en place seront différentes s’il s’agit d’un bilinguisme dans un but académique versus un bilinguisme fonctionnel.

Par ailleurs, certains éléments sont essentiels pour permettre aux enfants de développer plusieurs langues et de devenir bilingues. Il faut être en mesure d’offrir un taux d’exposition suffisant à chaque langue, mais aussi une qualité d’exposition suffisante à chaque langue, et tout cela dans le plaisir et la valorisation des langues (Farkouh, 2023). En effet, il faudrait au minimum un taux d’exposition de 40% à la langue pour permettre à l’enfant de développer un bilinguisme fonctionnel, c’est-à-dire qu’il puisse comprendre et parler la langue (Thordardottir, 2011, 2014). Un niveau d’exposition de 20% permettrait plutôt à l’enfant d’avoir un bilinguisme ou plurilinguisme réceptif, c’est-à-dire qu’il comprendrait la langue, mais sans la parler (De Houwer, 2007). Bien sûr, ces chiffres sont à prendre avec un certain recul, car chaque enfant a ses forces, et un enfant qui serait peu exposé à une langue pourrait tout de même la parler ! Toutefois, ces chiffres peuvent, d’une part, permettre de savoir pourquoi certains enfants comprennent une langue sans la parler ; d’autre part, ces chiffres permettent à la famille d’avoir un repère et de prendre conscience du niveau d’exposition suffisant pour chaque langue puis d’ajuster leurs stratégies.

Par ailleurs, il est important que l’enfant bénéficie d’une bonne qualité d’exposition, c’est-à-dire qu’il soit dans une situation où il est exposé à la langue durant des interactions avec des personnes et que celles-ci parlent la langue comme des natifs. Il en tirera des avantages bien plus importants. Il faut savoir que s’il est uniquement exposé aux langues avec des personnes qui ne maitrisent pas la langue comme des natifs, il la parlera comme il l’a apprise. Toutefois, cela est à nuancer et il faut garder en tête l’objectif, car dans certaines situations, il est plus judicieux d’offrir à l’enfant des modèles via des personnes non natives plutôt qu’aucun modèle. Par ailleurs, un autre point très important est de l’exposer aux différentes langues dans le plaisir des interactions ! Tout comme une première langue, le langage se développe dans l’interaction naturelle et plus il s’amusera, plus l’enfant monolingue développera les langues. Alors, n’hésitez pas à vivre dans les différentes langues plutôt que de les enseigner sous forme d’exercices. Ce sera plus amusant et plus productif.

Enfin, les derniers éléments à prendre en compte pour créer un programme personnalisé pour devenir bilingue est de considérer les différents aspects de la famille. Quelles sont les langues parlées par la famille ? Dans quel pays vit-elle ? Quelles sont les langues parlées dans le pays ? Quelle est la langue ou quelles sont les langues de scolarisation de l’enfant ? À partir de quel âge a-t-il été exposé aux différentes langues ? Quelles sont les forces de l’enfant, ses défis, son intérêt pour chaque langue ? Quel est le lien entre chaque membre de la famille et chaque langue, etc ? En prenant en compte tous ces facteurs et la situation, il est possible de créer un plan personnalisé pour la famille avec des stratégies adaptées à leurs besoins (Farkouh, 2023).

Apprendre deux langues (ou plus) peut créer un retard dans le développement du langage.

C’est faux. Il existe deux types de bilinguisme : le bilinguisme simultané et le bilinguisme séquentiel. L’enfant qui évolue en contexte de bilinguisme ou plurilinguisme simultané est exposé à deux langues ou plus avant ses 3 ans (Paradis, 2007). On s’attend à ce qu’il ait les mêmes normes de développement que l’enfant monolingue, c’est-à-dire que les premiers mots apparaissent entre 9 et 14 mois. À savoir qu’à cet âge, un mot n’est pas forcément un mot bien prononcé. Par exemple, on peut considérer « tutu » comme un mot s’il appelle sa tétine « tutu ». Vers 2 ans, l’enfant monologue ou bilingue va dire environ 300 mots. Et pour les enfants bilingues, il est important de comptabiliser les mots dans chaque langue. Si l’enfant dit le même mot dans les deux langues, cela compte bien pour 2 mots. Vers 3 ans, et son entrée en maternelle en France, il va faire des phrases de 3-4 mots. Puis, il va continuer à développer son vocabulaire, faire des phrases de plus en plus longues, et même être en mesure de raconter sa journée vers 5-6 ans. Celui qui est exposé à une seconde langue entre 3 ans et 6/8 ans présente un bilinguisme séquentiel précoce (Meisel, 2018). On s’attend à ce qu’il développe sa première langue en suivant les normes de développement du monolingue. Puis, lors de l’introduction de la seconde langue, on va en effet observer plusieurs phénomènes qui pourraient laisser penser que l’enfant régresse : il va probablement entrer dans une période silencieuse active (Weitzman & Lowry, 2011). L’enfant ne va plus communiquer avec la parole, ou moins qu’auparavant. Cela ne veut pas dire qu’il régresse. Il est bien dans une phase active d’observation et d’écoute. Cette phase est attendue et fréquente. Puis, l’enfant va avoir besoin de temps avant de pouvoir s’exprimer pleinement, quelle que soit la langue, en français, en anglais ou bien en mandarin. En effet, selon certaines études, il faudrait compter 3 à 5 ans d’immersion à la nouvelle langue avec un taux minimum d’exposition de 40% à chaque langue pour atteindre le niveau d’interlangue (Thordardottir, 2011, 2014). C’est donc tout à fait attendu que votre enfant mette du temps à développer la nouvelle langue. Par ailleurs, on observe certains phénomènes dans les deux types de bilinguisme : le code-switching (ou alternance des codes) (Genesee & Nicoladis, 2008), les transferts (Ågren & al. 2021) et les interférences (Kohnert, 2010). Le code-switching est un processus tout à fait attendu. Il est présent lorsque l’enfant utilise plusieurs langues dans la même phrase. À tort, il est parfois décrit comme étant un problème ou une difficulté. Mais au contraire, on peut le voir comme étant une force puisqu’il met naturellement en place, selon la situation, des stratégies pour se faire comprendre : il peut utiliser un mot dans une seconde langue, car il ne connait pas encore le mot dans les deux langues, et il peut utiliser un mot dans une seconde langue qui sera plus précis (tous les mots n’ont pas une traduction !). C’est aussi possible que l’enfant imite tout simplement les adultes autour de lui. Par exemple, si ses parents sont également bilingues français-anglais par exemple, il est possible qu’ils s’expriment en utilisant les deux langues dans la même phrase. Il faut savoir que l’enfant n’est pas confus et qu’il sera en mesure de déterminer les interlocuteurs avec lesquels ils peuvent parler les deux langues et ceux avec lesquels il va devoir utiliser soit l’anglais soit le français. Dans tous les cas, il utilise toutes ses ressources pour se faire comprendre, ce qui est une vraie force et non une difficulté.

Par ailleurs, chez tous les enfants bilingues, on observe les phénomènes de transferts et d’interférences. Ces deux processus sont liés. Lorsqu’un enfant monolingue ou bilingue apprend une nouvelle langue, il va faire spontanément l’apprentissage de certaines règles, par exemple les accords des adjectifs en français, la conjugaison des verbes en anglais, etc. L’enfant va naturellement généraliser ces apprentissages. Cette généralisation, lorsqu’elle fonctionne dans les deux langues crée un phénomène de transferts. En revanche, lorsque la généralisation ne fonctionne pas, cela crée un phénomène d’interférences. Par exemple : l’enfant s’exprime en français et généralise le fait que l’adjectif est placé après le nom comme dans « la voiture bleue ». Il pourrait généraliser cet apprentissage et utiliser cette règle en anglais, ce qui donne « the car blue ». Seulement, cela n’est grammaticalement pas correct en anglais puisque l’on dit « the blue car ». Ceci est un phénomène d’interférence. À l’inverse, s’il apprend un concept qui est valable dans les deux langues, en français comme en anglais par exemple, cela crée un phénomène de transfert. Ces phénomènes sont possibles pour l’acquisition du vocabulaire, des phrases, et même des sons. Ainsi, chez l’enfant bilingue, le fait de produire certaines erreurs de ce type est plutôt une force : cela signifie qu’il a une excellente capacité pour extraire les règles de chaque langue et à les généraliser. Il a simplement besoin d’être guidé et d’accéder aux bons modèles pour garder ou abandonner certaines généralisations qu’il a produites. Finalement, le bilinguisme ou le plurilinguisme ne peut pas créer de retard de langage, quel que soit l’âge de l’enfant. Seuls des phénomènes attendus, qui sont à tort vus comme des difficultés, sont présents. Toutefois, si votre enfant présente des enjeux pour le développer, il est alors nécessaire de se poser plusieurs questions : les enjeux sont-ils présents dans les deux langues ? Quel est le taux d’exposition à chaque langue ? Est-ce un niveau d’exposition suffisant pour qu’il développe chacune d’elles ? Quelle est la qualité d’exposition ? Dans quelles situations l’enfant rencontre des enjeux ? Il est possible que certains facteurs nécessaires au développement de plusieurs langues ne soient pas présents et empêchent le développement du langage (exemple : taux d’exposition, qualité d’exposition, motivation et plaisir…).

Apprendre deux langues (ou plus) peut créer un trouble développemental du langage.

C’est faux. Un trouble développemental du langage (TDL) est une particularité dans l’acquisition et l’utilisation du langage (Bishop & al. 2016, 2017). Les enfants qui ont un TDL, malgré une intelligence vive et une bonne exposition au langage, rencontrent des défis dans la compréhension et/ou l’utilisation de mots, de phrases, de discours, etc. Le TDL étant causé par un fonctionnement neurologique particulier, aussi appelé neuroatypie, il est clair que l’enfant nait avec un TDL et que le bilinguisme ou le plurilinguisme n’en est en aucun cas responsable. Il y aura toutefois des différences dans les manifestations du TDL selon l’enfant, ses forces, ses défis, l’environnement, la ou les langues, la possibilité de mettre en place des adaptations ou non, etc. Il est possible que l’enfant ait davantage de stratégies ou de facilité dans une langue que dans une autre par exemple. Notons que dans tous les cas, il devra certainement mettre en place des stratégies compensatoires à un moment pour comprendre et/ou parler, selon la situation et notamment lorsque les exigences augmentent.

 

Si un enfant a une particularité (ex : autisme, TDAH, dyslexie, trouble développemental, etc.), on devrait l’exposer qu’à une langue.

Bien évidemment, c’est faux. Les enfants ayant un TDL peuvent être bilingues (Paradis et al., 2021 ; Lowry, 2011), tout comme les enfants ayant une trisomie 21 (Bird et al., 2005), les enfants ayant un TDAH (Bialystok et al., 2016), les enfants autistes (Reetzke et al., 2015), les enfants dyslexiques (Vender & al., 2020). Finalement, un diagnostic ne devrait jamais être la raison à lui seul d’empêcher un enfant d’évoluer dans une situation de bilinguisme ou de plurilinguisme. En effet, si les enfants neurotypiques profitent de nombreux avantages à être bilingues, les enfants neuroatypiques peuvent aussi profiter de ces mêmes avantages ! Le choix d’exposer un enfant à plusieurs langues devrait reposer sur de nombreux facteurs tels que le rôle des langues, les besoins, les forces et la motivation de l’enfant, la capacité de l’entourage à le soutenir dans le développement des différentes langues et sans oublier l’école et sa capacité à mettre en place, si nécessaire, des adaptations (Paradis, Genesse & Crago, 2021). Choisir pour l’enfant en prenant en compte seulement son diagnostic est discriminatoire et c’est, en dehors du fait de lui enlever la chance de devenir bilingue, ne pas lui permettre de diversifier ses ressources pour communiquer.

Chez l’enfant qui a été exposé à une langue depuis sa naissance puis qui découvre une nouvelle langue lors de l’entrée à l’école, il est nécessaire d’arrêter de parler la langue de la maison pour se concentrer sur la langue de l’école, pour lui donner le plus de chance possible d’apprendre la langue de l’école.

C’est faux et c’est même une erreur d’adopter cette stratégie. En effet, plus la langue parlée depuis la naissance est développée, plus elle servira de base pour développer une seconde langue (Paradis, et al. 2021). Si on repense au processus de transfert expliqué plus haut, on comprend bien que la première langue sera justement un socle pour faire l’apprentissage de la seconde langue et devenir bilingue. De plus, si on arrête l’exposition à la première langue, qui était en cours de développement, l’enfant va perdre petit à petit ses acquis et son niveau de connaissances. Au même moment, il sera au tout début de l’exposition à la nouvelle langue. En résumé, alors qu’il perd ou arrête de développer la première langue qui lui servait à communiquer, il découvre tout juste une nouvelle langue. Quelles ressources aura-t-il alors pour communiquer ? Il ne pourra pas s’appuyer sur sa première langue qui s’installait et n’aura pas encore assez de ressources pour s’appuyer sur la nouvelle langue. On comprend donc qu’adopter cette stratégie est finalement néfaste pour l’enfant. Il est nécessaire de prendre en compte qu’il faut 3 à 5 ans d’immersion à la nouvelle langue avec un taux minimum d’exposition de 40% à chaque langue pour atteindre le niveau d’interlangue (Thordardottir, 2011, 2014). Que peut-on faire dans cette situation ? Lorsque l’enfant entre à l’école et est exposé à une nouvelle langue, il est recommandé de continuer à parler la langue maternelle à la maison et d’introduire la nouvelle langue à l’école afin qu’il puisse en tirer tous les avantages. Lors de cette période de transition, il sera important de valoriser toutes les langues, toutes les cultures et les origines de l’enfant. C’est aussi le rôle des adultes de s’intéresser et de valoriser les langues des parents et celles des enfants bilingues, de connaître leurs fêtes traditionnelles et leur culture. Le sujet ne doit pas être tabou et il est important de soutenir l’enfant afin qu’il puisse grandir en étant fier de ses différentes langues, cultures et origines.